CHAPITRE XI - Un plan bien préparé
Pendant le dîner, les cinq enfants racontèrent à M. et Mme Girard leur aventure de l'après-midi.
« Des signes de piste! dit Mme Girard. Mario vous a confié son secret? Mais je ne crois pas que vous devriez visiter ce camp. Ces gitans sont des gens maussades et dangereux.
— Connaissez-vous l'histoire des Barthe? » demanda Paule prête à la raconter et à y ajouter des épisodes inédits.
« Non, mais elle peut attendre », dit Mme Girard qui n'ignorait pas que Paule, quand elle pérorait, oubliait le contenu de son assiette. « C'est vous qui l'avez inventée? Nous l'écouterons après dîner.
— Elle n'appartient pas à Paule », dit Claude qui n'aimait pas que Paule accapare les feux de la rampe. « C'est le vieux Baudry qui nous l'a racontée. François, répète-la.
— Personne ne parlera maintenant, dit fermement M. Girard. Vous êtes arrivés en retard pour le dîner, nous vous avons attendus; maintenant dépêchez-vous de manger. »
Les cinq petits, à l'autre table, firent la grimace. Les récits mirifiques de Paule les amusaient beaucoup. Mais M. Girard était fatigué et il avait faim.
« M. Baudry est très âgé, commença Paule quand elle eut avalé quelques bouchées. II…
— Pas un mot de plus, Paulette », dit sévèrement le fermier.
Paule rougit et Claude envoya un coup de pied à Michel sous la table. Malheureusement ce fut la cheville de Paule qu'elle atteignit et elle reçut en retour un regard courroucé.
« Oh! mon Dieu! pensa Annie. Faut-il se quereller après une si bonne journée? Mais je suppose que nous en sommes tous fatigués et de mauvaise humeur. »
« Pourquoi m'as-tu donné un coup de pied? demanda Paule d'une voix irritée quand on se leva de table.
— Vous deux, taisez-vous, ordonna François. Le coup de pied était probablement destiné à Michel ou à moi. »
Paule se tut. Les réprimandes de François la touchaient au vif. Claude, les lèvres pincées, s'en alla avec Dagobert. Michel bâilla.
« Y a-t-il quelque chose à faire? demanda-t-il. Ne me chargez pas de laver la vaisselle. Je crois que je casserais toutes les assiettes. »
Mme Girard l'entendit et se mit à rire.
« Non, il n'y a pas de vaisselle. La femme de ménage la lavera demain matin. Jetez un coup d'œil aux chevaux; faites attention que Jenny ne soit pas à côté de Marquise, elles se détestent et nous ne les mettons jamais dans le même pré.
— Tout va bien, madame Girard, dit Pierre pénétré de son importance. J'y ai veillé. Je veille à tout, moi.
— Vous êtes le meilleur des fermiers, dit Mme Girard en lui souriant. Je voudrais bien vous garder toujours.
— J'aimerais bien rester au lieu de retourner en classe, dit Pierre, et il s'éloigna fier comme Artaban.
— Allez vous coucher puisque Pierre a fait le nécessaire, conseilla Mme Girard. Vous avez des projets pour demain?
— Pas encore, dit François en réprimant un bâillement. Si vous avez du travail, nous sommes à votre disposition.
— Nous verrons cela demain », dit Mme Girard. Elle leur souhaita une bonne nuit. Les garçons dirent bonsoir aux trois filles et se dirigèrent vers l'écurie.
« Nous avons oublié de nous laver, remarqua François à demi endormi. Je ne sais pas pourquoi, mais ici, à partir de huit heures et demie, je ne peux plus tenir mes yeux ouverts. »
Le courrier du lendemain apporta des nouvelles pleines d'imprévu. Paule lut celle qui lui était destinée et fit la grimace. Mme Girard, lorsqu'elle eut pris connaissance de sa correspondance, leva les bras au ciel. Quant à M. Girard, il avait reçu un télégramme.
Paule annonça que deux vieilles tantes viendraient passer la journée et celle du lendemain dans le voisinage et se proposaient de la prendre avec elles pendant ces deux journées.
« Quelle guigne! ajouta-t-elle. Tante Marthe et tante Lucie auraient pu choisir une autre semaine! Juste au moment où François et Michel sont là et où nous nous amusons tant. Puis-je téléphoner pour dire que je suis trop occupée, madame Girard?
— Certainement non, répondit Mme Girard indignée. Ce serait très impoli, Paule, et ce serait aussi un mensonge. Vous passez toutes vos vacances de Pâques ici et vous pouvez bien consacrer deux journées à votre famille. D'ailleurs je serais ravie que vos tantes se chargent un peu de vous pendant ces deux jours.
— Pourquoi? demanda Paule étonnée. Suis-je encombrante?
—- Ce n'est pas cela, mais j'ai reçu ce matin deux lettres qui m'annoncent l'arrivée inattendue de quatre nouveaux pensionnaires, dit Mme Girard. Ils ne devaient venir qu'un peu plus tard, quand les autres seraient partis, et les voilà déjà. Je me demande ce que je vais faire d'eux.
— Mon Dieu! s'écria Annie. Croyez-vous que Michel et François vont devoir retourner à la maison, madame Girard? Après tout, ils sont arrivés sans qu'on les invite.
— Oui, je sais, dit Mme Girard. Mais j'aime bien avoir de grands garçons comme eux qui peuvent donner un coup de main. Voyons, qu'allons-nous faire? »
M. Girard entra dans la cuisine en coup de vent.
« Je viens de recevoir un télégramme, dit-il. Il faut que j'aille à la gare. On m'envoie deux nouveaux chevaux. Trois jours avant la date convenue… Quel ennui!
— En voilà une journée! s'écria Mme Girard. Bonté du Ciel! Combien serons-nous dans la maison? Et combien de chevaux? Non, je ne peux pas compter ce matin, j'ai la tête à l'envers. »
Annie compatissait aux soucis de Mme Girard et se sentait un peu responsable. Non seulement Claude et elle avaient prolongé leur séjour, mais encore les garçons étaient venus les rejoindre. Elle se mit à la recherche de son frère aîné; il prendrait une décision. Elle le trouva avec Mick en train de charrier des bottes de paille.
« François! Ecoute, j'ai à te parler », dit Annie.
François laissa glisser son fardeau et se tourna vers sa sœur.
« Qu'y a-t-il? demanda-t-il. Ne me dis pas que Claude se dispute de nouveau avec Paule, je n'écouterai pas.
— Non, il ne s'agit pas de cela, dit Annie. C'est Mme Girard. Quatre enfants arrivent à l'improviste avant le départ des autres. Elle est affolée et je me demande ce que nous pourrions faire pour l'aider… Elle ne croyait pas que nous serions ici tous les quatre cette semaine.
— C'est vrai, dit François en s'asseyant sur la paille. Réfléchissons.
— C'est facile, intervint Michel. Nous n'avons qu'à prendre nos tentes, des provisions et aller camper dans la lande près d'une source. Ce serait très amusant.
— Oh! oui, s'écria Annie les yeux brillants. Oh! Mick, quelle idée géniale. C'est épatant! Mme Girard sera débarrassée de nous et aussi de Dagobert et nous serons si bien, seuls tous les cinq.
— Ce serait faire d'une pierre deux coups, reprit François. Nous avons deux tentes, très petites, mais elles suffiront. Et nous pouvons emprunter des bâches pour mettre sur la bruyère, bien qu'elle soit très sèche.
— Je vais annoncer la nouvelle à Claude, dit gaiement Annie. Partons aujourd'hui, François. Nous débarrasserons le plancher avant l'arrivée des autres enfants. M. Girard attend aussi deux nouveaux chevaux. Il sera très content que nous partions. »
Elle courut avertir sa cousine. Claude était en train de frotter un harnais, besogne qui lui plaisait beaucoup. Annie la mit au courant des événements. Paule, qui était là, avait une figure longue d’une aune.
« Quel dommage, dit-elle quand Annie eut fini. Sans mes tantes, je vous aurais accompagnés. Elles peuvent se vanter de venir au mauvais moment. C'est exaspérant! »
Annie et Claude étaient d'un avis contraire et se réjouissaient à l'idée que tous les quatre pourraient partir avec Dagobert, comme ils l'avaient déjà fait si souvent.
Sans la visite providentielle des tantes, ils auraient été obligés d'inviter Paule.
Claude, par politesse, dissimula sa joie. Elle se joignit à Annie pour consoler la pauvre Paule, puis toutes les deux allèrent trouver Mme Girard.
« C'est une excellente idée, dit la fermière. Cela arrange tout. Et je sais que vous êtes très contents de camper. Je regrette que Paule ne puisse pas vous accompagner, mais ses tantes l'adorent; elle ne peut pas les décevoir.
— C'est tout à fait impossible », acquiesça Claude d'un ton solennel en échangeant un regard avec Annie. « Pauvre Paule! Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres. »
Les préparatifs furent menés grand train. François et Mick firent l'inventaire de ce qu'ils possédaient. Mme Girard chercha des bâches et des vieilles couvertures et fournit des provisions.
Pierre regardait les allées et venues d'un air d'envie; il se proposa pour porter les paquets, mais son offre fut refusée. François, Michel, Claude et Annie n'avaient besoin de personne. Aussi joyeux que les autres, Dagobert agitait la queue avec fureur. Vive le Club des Cinq!
« Vous serez très chargés, remarqua Mme Girard. Par bonheur, le temps est beau, sans cela il vous faudrait aussi des imperméables. Mais vous n'irez pas très loin dans la lande, n'est-ce pas? Vous pourrez facilement revenir si vous avez besoin de quelque chose. »
Quand tout fut prêt, ils allèrent dire au revoir à Paule. Ils la reconnurent à peine dans sa tenue de ville; son costume bleu était très élégant, mais elle paraissait endimanchée et malheureuse.
« Où irez-vous? demanda-t-elle. Tout en haut de la voie ferrée?
— Oui, dit François. C'est notre intention. Nous verrons jusqu'où elle va. Et en suivant les rails, nous ne pouvons pas nous perdre.
— Amuse-toi bien, Paule, dit Claude en riant. Est-ce que tes tantes t'appellent Paulette?
— Oui, dit la pauvre Paule en enfilant des gants. Au revoir. Vous ne resterez pas trop longtemps absents, c'est promis?... D'ailleurs vous avez tous un tel appétit qu'il faudra bien que vous reveniez chercher des provisions avant deux jours. »
Ils la quittèrent, Dagobert sur leurs talons, et prirent le chemin de la lande.
« Nous voilà partis! s'écria Claude avec satisfaction. Et sans ce moulin à paroles de Paule.
— C'est une chic fille, dit Michel. Tout de même c'est épatant d'être entre soi… Le célèbre Club des Cinq est en route vers l'aventure! »